14 décembre 2012

C'était nous - Pierre Bergounioux

Sculpture de P. Bergounioux
Cet auteur limousin arpente depuis une trentaine d'années un territoire littéraire centré sur l'enfance et le temps. Dans ce récit, il plonge dans une adolescence de vacances en Dordogne, la rivière comme cadre fabuleux, jusqu'aux jours venus de quitter cette vie en symbiose avec son frère, et partir séparés, vers un destin adulte suivi de l'inévitable renoncement à leur cohésion spontanée. Merveilleuse unité ambidextre que ces deux-là, droitier et gaucher côte à côte, prêts à tout affronter ensemble, diminués sans la présence de l'autre.

Bergounioux a la volonté de conserver mémoire de faits qui, de prime abord, semblent peu importants. Les adultes n'ont pas su répondre aux questions qu'il posait enfant. L'homme qu'il est devenu veut livrer cette explication ressentie comme une nécessité. Il fallait revenir vers ce monde étrange qu'il avait habité, pour le clarifier. Et l'acte autobiographique s'apparente à accéder à la compréhension plus juste, plus précise de cette curieuse affaire que c'est de vivre, et de là, élève ce texte au rang de mythe.

Voilà un auteur exigeant, car pénétrer un livre de Bergounioux se mérite. Son style est à l'image de l'homme, rigoureux et sans gras, et sa précision requiert une forme élaborée. Le sentier bien tracé est aperçu mais il faut parfois défricher les abords à la serpe, enlever les ronces tenaces des mots inconnus, repousser quelques branches rugueuses, incises et appositions retardant le sens général. Ce travail accompli — qui revient à éplucher d'abord la pomme —, le soleil inonde la clairière dans laquelle le phrasé suscite la découverte. On savourera à petits traits: tiens, un quart d'heure de lecture ! Bergounioux alors, trois quatre pages à essarter, pour s'y complaire, étonné, touché, puis accompli et serein. Et c'est nous qui revivons, presque pareils à ces gosses. 

Il convient, en démêlant ses justifications, de revenir sur la mise en balance des choses telles qu'elles sont et de leur évocation, sorte de variation rythmique chez Bergounioux (Voir l'hiatus en préambule à ce billet):
  • Dans une interview donnée à Télérama1, l'écrivain rapporte un sentiment éprouvé dès l'enfance. Au-delà de la vie qui n'existait qu'une fois, dans les choses elles-mêmes, il existait au loin des choses dont les livres étaient le miroir. Les livres, mais aussi les magazines, les actualités au cinéma représentaient Paris et jamais l'univers de province où il vivait. Il y avait deux mondes, le sien, inexplicablement relégué, exclu et un autre dépositaire de toutes les clartés vers lequel il serait bon de se transporter. Nous nous sentions comme des réprouvés, privés de cette existence secondaire, magique, que la culture confère aux être et aux choses. Cet éclairement permet de mieux comprendre cette permanente évaluation du poids de la réalité face à ses représentations mentales, artistiques et médiatiques. 
  • Une autre piste figure explicitement dans un extrait du livre: C'est pour ça qu'il valait mieux agir effectivement, garder les yeux ouverts. Les rêves, la vie seconde qu'on a, qui prolongent la vie imparfaite, éprouvante, inachevée qu'on mène dans la lumière et qui lui donnent son accomplissement ne suffisent pas. Michel m'a approuvé. Il trouvait lui aussi préférable que ce soit réellement différent et que nous puissions le faire juste avant qu'il ne soit trop tard, que l'instant soit venu où il n'y aura plus moyen de régler les arriérés. Les rêves qu'on fera, dans lesquels on le verra différent n'y pourront rien changer. Le faire, tout est dit.
La vie d'abord, la vie vécue. Pour la littérature il en va de même, elle est chose secondaire selon Bergounioux, qui n'aime pas en parler comme pure littérature. Elle a à voir directement avec l'existence. Si elle se ramène à des jeux d'alexandrins, elle n'en vaut pas la peine. Le fait de voir une chose pour ce qu'elle est (était) change la chose, change le monde et nous change (Jusqu'à Faulkner traite ce sujet). Quant au style, il n'est pas affaire d'écriture, mais une manière de voir, de ressentir, de dire. Il est indispensable de savoir ce qui a été accompli pour trouver son propre style, car ceux qui nous précèdent conditionnent l'invention présente : la connaissance est essentielle.
Chacun retrouvera dans ce récit des moments d'enfance, les jours guindés de Toussaint où les vieux adultes parlent de disparus jamais vus, les sorties aventureuses dans les rivières pour attraper du poisson et des anguilles, les mystères angoissants et fabuleux tapis derrière les feuillages. Et plus que tout, chacun pressentira, en toile de fond, la fin des illusions. Enfant, jeune, tout puissant, rien n'est impossible. Mais ils ne le trouveront pas cet endroit de repos sur la terre, la vie indivise et facile, ce monde derrière la mince membrane qui sépare le réel, pesant et entravant, des mirages de l'insouciance. Les illusions se décolorent avec la perte du cœur d'enfant.

L'auteur parcourait, dans sa jeunesse, les rayonnages des bibliothèques à la recherche d'un livre qui serait le miroir de ceux qu'ils étaient, lui et ses proches. Il dut attendre des années pour se rendre compte que ce livre était toujours dans l'encrier. Ainsi, depuis 1984 (Catherine), Bergounioux nous propose des textes autobiographiques2 formant une constellation de moments variés, qui ne sont pas une exploration nonchalante du passé, de ce qui est brisé ou perdu, comme y excella Proust dans sa recherche. 

Face à la troublante énigme de l'existence, les rationalistes que nous sommes, invoquant les sciences, feront maintes conjectures liées au fonctionnement du cerveau et de la matière. Ce que peuvent les lettres, sur un autre plan, demeure et Bergounioux croit à l'interrogation qu'elles autorisent: ... pour les adeptes de la culture rationnelle que nous sommes depuis la Renaissance, le monde reste une énigme. Il est neuf chaque jour, et il nous appartient de le déchiffrer. C'est notre affaire, à nous les vivants, d'interroger ce mystère. Et même si nous échouons finalement, au moins aurons-nous livré bataille. Nous nous serons efforcés de percer l'énigme à quoi le monde et nos vies s'apparentent. On aura l'éternité pour se reposer de nos peines.1
1 Pierre Bergounioux, l'écrivain qui veut follement conserver la mémoire - Télérama.fr
2 Voir l'aperçu, pas nécessairement ruineux, de la collection des titres chez Gallimard. 

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