22 décembre 2012

La grande peur dans la montagne - C.-F. Ramuz


Avec ce livre, il est opportun d'encore aborder la question de l'écriture, car son style a fait polémique. L'auteur suisse[1] (1878-1947), qui n'a jamais connu de grand succès de librairie, avait la reconnaissance de ses pairs, mais sa façon de malmener la syntaxe pour trouver une langue expressive lui valut des hostilités. D'autant qu'il allait à l'encontre de la langue des grammairiens. Ses partisans et détracteurs s'opposèrent dans Pour ou contre C.F. Ramuz (1926).

Il y répondit en expliquant son rapport à la langue française dans une lettre à Bernard Grasset, où il avoue que le "bon français" ne lui permet pas de s'exprimer comme il le souhaite. Il s'agit pour lui d'une langue apprise, donc morte pour les francophones de Suisse romande. Nous avions deux langues: une qui passait pour la “bonne”, mais dont nous nous servions mal parce qu'elle n'était pas à nous, l'autre qui était soit-disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions parce qu'elle était à nous. Ramuz a essayé d'écrire cette langue-là. Il adopte ainsi un point de vue cantonal et cherche un style qui exprime l'essence du pays vaudois.

Personnellement je n'ai pas trouvé gênante cette régionalisation de l'écriture, même si parfois elle prête à sourire. Ainsi, au chapitre VII, on trouve "Il vient toujours en sens inverse sous son voile..." pour dire que le personnage s'éloigne. À moins qu'il ne s'agisse d'un effet particulier recherché par Ramuz ?

Par contre, un autre trait stylistique m'a décontenancé: le changement de narrateur qui se produit sans avertissement. Il est parfois impossible de savoir qui raconte tel événement et où se situe ce narrateur indéterminé dans le temps et l'espace. Dans l'excellent appendice qui suit la fiction, l'auteur Philippe Renaud explique amplement que cette concurrence de narration brouille le système de communication (perte de repères) et contribue à épaissir le mystère. Une technique singulière, avec des glissements qui relèvent de l'expérimentation littéraire et d'une esthétique originale, dont l'exploration s'écarte de l'objet de cette chronique. Celles et ceux qui veulent aller plus loin accéderont volontiers à cette intéressante (mais complexe) étude de narratologie où le style rejoint technique cinématographique et nouveau roman.

La version numérique (ePub) dont je dispose comporte quelques coquilles vraisemblablement dues à un problème de reconnaissance du texte au scan. Ce souci, ajouté aux remarques de style, font que la fluidité de lecture est entravée, d'autant qu'il faut hésiter entre erreur technique et singularité du parler local.

Au cœur de ces considérations, une fiction poignante. Elle raconte des événements survenus, à la fin du fin du 19è siècle, dans une communauté du Valais suisse qui vit en quasi-autarcie, chose inimaginable aujourd'hui, n'ayant pour seule ressource qu'un peu de seigle et du bétail, se déplaçant à pied ou à dos de mulet : "... on vit de lait, on vit de viande; on vit de lait, de petit-lait, de fromage maigre, on vit de beurre; même le peu d'argent bon à mettre dans sa poche qu'on peut avoir vient du bétail".

Le maire décide qu'il faut reprendre la transhumance pour faire paître le bétail sur le plateau dans la montagne. Tous ont peur depuis la terreur survenue des décennies auparavant, avec la maladie[2] et le reste. Six d'entre eux se portent volontaires, des jeunes enthousiastes, rationnels, qui n'ont pas connu cet autrefois, et des vieux circonspects, superstitieux avec un mélange de croyances magiques et de syncrétisme catholique. Très vite, là-haut, on entend des bruits la nuit (le diable ?), des bêtes sont malades, la tension monte et la tragédie survient. Ce roman atteste des dons de Ramuz pour l'invention de sujets dramatiques et la mise en scène. Atmosphère et sentiment d'angoisse sont remarquablement produits, quoi qu'on dise du style.

Ramuz n'était jamais satisfait de ses textes et les retravaillait beaucoup, comme le traduit cette vidéo à propos du travail effectué sur une œuvre en constante évolution, par le centre de recherche de littérature romande (qu'on imagine quand même plus informatisé depuis).

Ce récit tragique livre quelques clés dont la plus évidente est la force naturelle de la montagne, qui réunit une série d'événements catastrophiques dans une implosion finale. La voix de la narration domine ce chaos, et l'auteur semble en être le poète fantôme, tout puissant, qui possède manifestement plus d'un tour dans son sac.

[1] Tout savoir sur C.F. Ramuz sur le site de sa fondation.
[2] La fièvre aphteuse: très contagieuse, elle ne frappe pas les hommes mais ils peuvent la propager.

Lu en format ePub sur Sony T1, merci au Club des Lecteurs Numériques.



Pour illustrer ce billet, et sans autre rapport que la montagne, je vous propose de visiter le merveilleux site de JF Hangenmuller Lumières d'altitude. Bonne découverte.


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