8 mars 2014

La philosophe à l'usine

Exister n'est pas une fin pour l'homme. S'il faut travailler seulement pour subsister, le travail n'est pas animé par le désir. Et travailler pour ne pas mourir, c'est l'esclavage. C'est le point de départ de l'analyse de Simone Weil :  ...dans la nature humaine, il n'y a pas pour l'effort d'autre source d'énergie que le désir. (...). Et il n'appartient pas à l'homme de désirer ce qu'il a. Il faut une finalité autre pour le travailleur.

Ses réflexions s'appuient sur l'expérience de travail en usine qu'elle a connue en 1934-35, après s'être mise volontairement en congé de l'enseignement (cette expérience est relatée dans la seconde partie de ce Carnet de L'Herne). La finalité ne s'accroche nulle part dans le travail en usine. La chose fabriquée est un moyen : elle sera vendue. Qui peut mettre en elle son bien ? La matière, l'outil, le corps du travailleur, son âme elle-même, sont des moyens pour la fabrication. La nécessité est partout, le bien nulle part.

Supporter ce vide n'est possible qu'à une série de conditions décrites par Weil qui adopte une position tranchée sur l'idée de révolution : L'absurdité est que, dans ce rêve, la domination serait aux mains de ceux qui exécutent et qui par suite ne peuvent pas dominer. Si la révolution en tant que remède à l'injustice sociale est saine, elle est un mensonge si elle se dresse contre la condition même des travailleurs. Weil assimile la révolution à un opium, comme Marx l'a fait pour la religion.

Que propose la philosophe ? La beauté rend la monotonie supportable par sa lumière d'éternité. Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu'il possède déjà, la beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté. Voici la charnière où s'articule la pensée de Simone Weil : si la beauté et la poésie sont nécessaires au peuple comme le pain, elle n'a qu'une source, Dieu, et elle ne peut être que religion. La faim de finalité des travailleurs ne peut être rassasiée que par des valeurs spirituelles.


Par suite, l'athée pourra quitter la réflexion. Je crois qu'il s'agirait d'une erreur. Chacun sait croire en une valeur qu'il  porte assez haut pour permettre à ce texte de conserver sa portée. 

La démonstration débouche sur la notion essentielle d'attention, d'abord discursive (basée sur le raisonnement) puis intuitive (sensitive, de l'esprit) qui débouche sur l'art, le beau et les découvertes scientifiques lumineuses. Travail manuel et travail intellectuel sont liés par le point commun d'une transcendance acquise grâce cette attention située au-dessus de toute obligation sociale.

Les souffrances dues à une certaine subordination et une certaine uniformité du travail ne dégradent pas. Mais les circonstances du travail qui excluent toute source d'une forme de poésie supérieure sont mauvaises. La première étant la souffrance physique, hors celle qui est manifestement inévitable par les nécessités du travail.


D'autre part, le superflu n'est pas à sa place, selon Weil, dans la vie ouvrière. Il est possible de sortir de la condition ouvrière ou paysanne par manque d'aptitudes professionelles ou par la possession d'aptitudes différentes, mais pour ceux qui y sont, il ne devrait y avoir de changement possible que d'un bien-être étroitement borné à un bien-être large il ne devrait y avoir aucune occasion pour eux de craindre tomber à moins ou parvenir à plus.  La sécurité dans les deux directions. On retrouve le superflu, aigu de nos jours.
L'écrit proposé dans la seconde partie est intitulé Expérience d'une vie d'usine. On trouve un développement, parfois effrayant, de ce que représentait le travail à la chaîne dans les années 30. La question se pose de l'actualité de cette analyse. Les conditions de travail ont beaucoup évolué. On ne travaille plus chez VW ou Renault aujourd'hui comme chez Alsthom en 1934. Pourtant.

Éviter, surtout, de travailler avec dégoût. Actuellement, est-on sûr que ceux qui fabriquent dans l'ombre vêtements et objets, de luxe ou pas, en Europe ou ailleurs, sont exclus des conditions décrites par Simone Weil ? À quelle source puise-t-on encore les moteurs de l'attention ?

Remerciements aux éditions de L'Herne et à Babelio pour la découverte de ces textes. 

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