3 mars 2024

Déluge de pixels


"Et il pensa que c’était justement ce qui terrifiait Léonard [de Vinci], le déluge, dont le maître était certain qu’il amènerait avec lui la fin des temps. Peut-être pas le déferlement d’eaux tourmentées et bouillonnantes qu’il avait dessiné dans les dernières années de sa vie au Clos Lucé, mais un torrent d’images continu, si abondant, si dense, qu’il deviendrait impossible d’en détacher le regard. Des milliards de formes et de couleurs, des milliards de pixels, agencés pour surprendre, étonner, captiver sans cesse, bombardés dans un flux intarissable et indigeste, une diarrhée dont on ne pourrait se soustraire à moins de renoncer à faire partie du monde. Et ce déluge aurait raison des hommes et de leur intelligence, de leur capacité à vivre et à être, de leur capacité à réfléchir et à s’émouvoir, de leur capacité à aimer. Il les détournerait des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité." 
(Paul Saint Bris - L’allègement des vernis

Ne tombons pas dans le catastrophisme ni dans le défaitisme, mais qu’il est saisissant ce passage d’un auteur dont le premier roman fait mouche.
Aurélien, responsable du département Peintures au Louvre, est un être nostalgique que l’accélération des techniques numériques et l’empire du rendement financier dans les établissements culturels désespèrent.
Voilà qu’il s’agit de restaurer la Joconde, de réduire les couches de vernis qui assombrissent le tableau. L’idée est de lui rendre un aspect plus fringant, plus proche de l’œuvre originale de Léonard de Vinci, et surtout d’amener un surplus rentable de visiteurs au musée - comme s’il fallait davantage de malaises dans les files en quête de selfies avec Lisa.
Le roman est profond, moderne, humain, avançant des questions artistiques préoccupantes sur la conservation et la restauration des tableaux anciens, sur le rapport intime qu’on établit avec une œuvre. En outre, les soixante dernières pages raviront les fervents de rebondissements. 

7 octobre 2023

Darwin et la philosophie

Intéressons-nous aux dernières pages de "L'effet Darwin" (Points Sciences, 2008) de Patrick Tort. Il nous faudra sans doute relire plusieurs fois cette partie du livre – "Darwin et la philosophie" – qui tient en deux feuilles. [pp 207-210]

Une logique matérialiste exige de connaître le développement d'un fait pour le comprendre. Patrick Tort estime que c'est ce que la philosophie persiste à ne pas faire. "En réalité, l'énonciation traditionnelle et l'éventail des notions de la philosophie butent sur ce qui fait la cohérence de la construction darwinienne, à savoir une logique matérialiste de la connaissance par l'origine qui exige de connaître le processus pour comprendre le fait [...]"

Il est obligatoire de sortir de la philosophie, où "règne un reliquat de métaphysique essentialiste susceptible de faire retour sous les termes figés de « transcendance », d'« universel », et d'« absolu »" – pour donner la réalité des processus. Un exemple : la philosophie a pu indéfiniment commenter et décrire la «liberté» sans qu'elle soit apte à décrire aucun processus concret d'acquisition de l’autonomie.

"... il n'y a chez Darwin d'autre transcendance réelle à la source du sentiment d'obligation morale que celle du collectif comme juge de la conduite de chacun" : c'est parce que l'homme se sait capable d'erreur, voire de retomber dans la bestialité, qu'il se crée des commandements collectifs. Le "tu dois" n'est pas le fait d'une instance extérieure énonciatrice de l'ordre (Kant).

"Ce n'est donc pas à la philosophie de rendre compte de la genèse de l'obéissance à la loi morale, ni du sentiment de la valeur. C'est [...] l'affaire d'une psychosociologie génétique et évolutive qui a été ébauchée par Darwin au début des années 1870, et qui aura besoin de Marx [avec sa théorie de l'aliénation, du fétichisme et des représentations collectives] et de Freud [avec sa théorie des pulsions, de la sublimation et du surmoi], ainsi que de toute l'anthropologie culturelle et de toute la critique historique, pour développer ses intuitions fondamentales. [...]. ... un peu de science permet parfois d'économiser beaucoup de philosophie." [p 210]

28 août 2023

Rideau pour le double

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Claire Pasquier

Le narrateur Nathan Zuckerman – sorte de double de l'auteur Roth – est bien mal loti lorsqu'il décide de revenir à New-York pour une injection de collagène, dans l'espoir de pallier une incontinence urinaire due à un cancer. Caleçon en plastique, impuissance et mémoire défaillante : l'écrivain célèbre est un homme diminué. "Exit le fantôme" (2007) clôture le cycle Zuckerman, débuté en 1974.

Depuis le diagnostic de la maladie, onze ans auparavant, il s'était retiré à la campagne, loin de tout, fermé au monde et son actualité, avec de rares contacts avec le voisinage : ni télévision, ni ordinateur, mais la lecture, la musique. C'est donc en décalage avec son époque qu’il retrouve la ville – tout le monde a un téléphone portable à l'oreille – et il subit rapidement l'agitation intérieure au contact de personnes qui réveillent en lui l'être passionné et pugnace : coup de foudre pour Jamie, une jeune femme mariée ; rencontre avec Amy, la dernière compagne d'E. I. Lonoff – l'auteur qu’il a connu et révère ["Le Monde" suggère qu'on reconnaît la figure de l'écrivain Bernard Malamud] atteinte d'un cancer du cerveau ; puis le harcèlement d'un jeune écrivain ambitieux, détective littéraire caustiquement croqué, qui espère un soutien pour une biographie scandaleuse de Lonoff – "Une biographie, c'est une licence d'exploitation d'une vie, et qui est ce garçon pour prétendre détenir cette licence ?" [p 177].

Les soins chez l'urologue ne tardent pas à montrer leur vanité, tandis que les passions reprennent le dessus. Le plus pathétique est que le bougre doit d'abord mener ses combats contre lui-même et pourrait difficilement obtenir ce qu'il souhaite : l'inaccessible Jamie d'autant que son propre corps ne répond plus à ses désirs et la défense de l'honneur posthume d'un grand écrivain tombé dans l'oubli.
"Oh, obtenir par ses vœux que ce qui n'est pas soit, autrement que sur la page ![p 306]
Il trouve un exutoire dans l'écriture de conversations qui n'ont pas eu lieu entre Elle (Jamie, l'objet de la dévotion amoureuse) et Lui : "[...] la «Elle» imaginaire atteignant en plein cœur son personnage comme ne pourra jamais le faire la «elle» de la réalité". Ces passages totalement fantasmés sont inclus dans le texte. 
"Mais le lot de douleur qui nous est imparti n'est-il pas en soi assez insupportable pour n'avoir pas à l'amplifier par la fiction, pour n'avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie, est éphémère et parfois même non perçue ? Pour certains d'entre nous, non. Pour quelques très, très rares rares personnes, cette amplification, qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue leur seule assise solide, et le non-vécu, l'hypothétique, exposé en détail sur le papier, est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout." [p 170]
Un roman sur la dégradation du corps et de l'esprit, infortunes de l'âge. Avis très personnel, j'ai préféré le Roth de "La tache" (cycle Zuckerman) ou de "Un homme" (cycle Némésis), même si "Exit le fantôme" offre de belles observations sur l'écriture de fictions et les désagréments – c'est un euphémisme – de la vieillesse. 

Avec cet opus, le rideau tombe sur le double de l'auteur et on conserve le souhait de découvrir les épisodes antérieurs.

Un compte rendu de "Textes & Prétextes". Un article dans "Le Monde".

21 août 2023

De l'évolution, de la morale et du ruban de Möbius

Patrick Tort est linguiste, philosophe, historien des sciences, analyste de la dimension anthropologique de l’œuvre de Charles Darwin (1802-1889). Il est profondément humaniste.

Le "Que sais-je ?" [7e édition corrigée, 2022] illustré ci-dessus constitue une synthèse de la théorie de la sélection naturelle, dont il ne manque pas d'exposer les graves mésinterprétations, dérives inégalitaires telles que l'eugénisme, le racisme ou le darwinisme social d'Herbert Spencer, cher à la bourgeoisie industrielle anglaise de la fin du 19e siècle, qui voit la société comme un organisme où les moins adaptés doivent être éliminés, interdisant l'assistance aux défavorisés.

À l'encontre de ces dévoiements, il est important d'insister sur ce que Patrick Tort appelle l'effet réversif de l'évolution. On sait que la sélection naturelle fait en sorte que les individus les mieux adaptés survivent pour perpétuer une espèce dans un environnement donné : par exemple, les flamants roses survivent dans la région des lacs peu profonds, grâce à leur bec adoptant une forme qui permet de récolter la nourriture tête à l'envers. (cf S. J. Gould).

Douze ans après la publication de sa théorie, Darwin la poursuit de manière cohérente dans "La filiation de l'homme" (1871). Il constate qu'au sein de l'espèce humaine se sont progressivement développés des instincts sociaux, un accroissement du sentiment de sympathie et d'altruisme, sentiments moraux qui permettent l'organisation communautaire : la sélection naturelle n'est plus, à ce stade de l'évolution, la force principale qui gouverne le devenir des groupes humains, elle a laissé place à l'éducation. 
"Ce faisant, la sélection naturelle a travaillé à son propre déclin (sous la forme éliminatoire qu'elle revêtait dans la sphère infracivilisationnelle), en suivant le modèle même de l'évolution sélective – le dépérissement de l'ancienne forme et le développement substitué d'une forme nouvelle : en l'occurrence, une compétition dont les fins sont de plus en plus la moralité, l'altruisme et les valeurs de l'intelligence et de l'éducation." [p.55]
Ainsi, "sans saut ni rupture", la sélection naturelle selon Darwin a sélectionné son contraire, un ensemble de comportements sociaux antisélectifs et antiéliminatoires – au sens que revêt la sélection dans "L'origine des espèces" (1859) – et donc une éthique de la protection des faibles, contrairement à certaines extrapolations des travaux de Darwin. La forme nouvellement sélectionnée de l'évolution est avantageuse pour l'espèce humaine : "L'avantage nouveau n'est plus alors d'ordre biologique : il est devenu social.

L'auteur illustre cette inversion de l'évolution, cette transition de la nature à la civilisation et la culture, par l'image de l'anneau de Möbius. [*]
L'on ne serait pas complet en ignorant les réactions soulevées par cet effet réversif : ainsi un article du philosophe Thierry Hoquet. Tout en reconnaissant le bien-fondé de l'argumentation humaniste de Tort, il juge la référence au ruban de Möbius plus médiatique que pédagogique et préférerait voir abordés les apports de la sociobiologie. Celle-ci désigne la recherche systématique des bases biologiques des comportements sociaux (génétique) en tentant de donner une explication de l’héritabilité des comportements ou des instincts.

Patrick Tort a fait un livre plus fouillé sur les mêmes sujets : "L'effet Darwin" (2008, Seuil). La dernière partie de ce livre, "Darwin et la philosophie", qui tient en quatre pages, propose une réflexion très intéressante : cette discipline est résolument remise à sa place, si j'ose dire. Un court aperçu prochainement.


[*] Placez le doigt en un point du bord du ruban et déplacez-le le long de ce bord : vous revenez toujours au même point. Le ruban n'a qu'un bord et une seule face.

14 août 2023

Papa de loin

 

[Le père de Marie, fillette en internat dans un village côtier normand, y séjourne
afin de la rencontrer. Hésitant, il observe l'enfant durant ses sorties]
"Ayant bouclé l’espagnolette, Fouquet s’assit à sa table, prit une feuille de papier. Il y avait longtemps qu’il aurait dû commencer par là, mais le sentiment éminent de la singularité de sa situation l’avait enfermé au centre d’un système où la personne de Marie ne sortait pas, au fond, du domaine des abstractions, qui est celui des idées, non des gestes. Quand il la voyait s’élancer sur la plage, dans son chandail difforme et démodé, c’était encore une délégation de soi-même qui courait à la mer et quand il la sentait offusquée par le sort, ce n’était pas pour elle qu’il souffrait, mais pour lui. La fibre paternelle qui sert à tricoter des chandails nouveaux, à prévenir les désirs, à deviner les secrets pour mieux les respecter, qui est abnégation et n’attend pas qu’on lui rende la monnaie, qui ne crée pas l’enfant à son image, se réduisait chez lui à la corde d’un violon qui s’émeut de son propre écho."
Antoine Blondin - "Un singe en hiver" (1959) 

Pourquoi lit-on un roman dont on a vu au moins trois fois l'adaptation d'Henri Verneuil au cinéma ? Les personnages ont forcément la tête des acteurs, Gabin, Belmondo, y compris Noël Roquevert, le marchand de fusées d’artifice et Suzanne, c'est bien Suzanne Flon, et on les retrouve avec sympathie, parce qu'on les aime bien ces gens de Tigreville (Villerville de fait). Et puis la curiosité, comment Blondin a-t-il développé son histoire, est-ce le film qui porte le livre ? Aurait-on apprécié le roman sans le film ? Il est certain que le passage proposé ci-dessus n'est pas formulé au cinéma. 
On ne répondra pas formellement à tout cela, mais quoi qu'il en soit, il arrive que le livre et le film nous aillent comme un gant.

12 août 2023

Revenir à Ravina

Toute possibilité d'avenir reposait sur la capacité à tenir mon passé à distance durant quelques années, combien, impossible de le déterminer, un an, deux ans, dix ans, avant de le laisser revenir, ce passé, le moment venu et de pouvoir de nouveau fouler sans souffrance cette terre sèche et solitaire où poussent des caroubiers aussi grands que des maisons, des champs de marguerites et de crocus à perte de vue, les plus jolis buissons d'églantine de tout l'univers, des mûriers aux mûres aussi blanches que la lune, où les cigales éclatent à force de trop chanter dans une odeur d'herbe chaude, cette terre ingrate et merveilleuse où personne ne se rend jamais par hasard. Car rien ne vient ni ne retourne à rien. Pas même cette sorte d'angoisse d'orphelin, d'illégitime, de bâtard avec laquelle il me faudrait me débrouiller. Mais ça, on le comprend avec le temps. Avec l'expérience.

Giuseppe Santoliquido - "L'été sans retour" (Gallimard, 2021)


11 août 2023

Le village perdu

Je ne connaissais pas du tout cet écrivain d'origine italienne, né près d'ici (Liège Seraing) et il est amusant de noter que j'ai trouvé ce roman à trois cents mètres, au hasard de la bibliothèque du quartier. Giuseppe Santoliquido, écrit en français, ne vit pas de sa plume, mais ses qualités m'ont touché, grâce à sa poésie et une grande sensibilité, le soin prêté à l'écriture qui, malgré quelques longueurs, vaut largement celle d'auteurs plus renommés.

Le cadre partiellement imaginaire du roman, les personnages et le village italien dans la Basilicate où il situe le récit, s'inscrivent dans une histoire criminelle qui eut lieu dans les Pouilles en 2010, la disparition de Sarah Scazzi, quinze ans. Il serait dommage de s’enquérir d'informations sur ce fait divers au risque de gâcher la part de tension et d’incertitude d'une progression captivante bien maîtrisée par le romancier. Pour ma part, j'ai lu ce livre sans rien consulter du sujet pas plus que la quatrième de couverture ; dès les premières pages, j'ai apprécié la délicatesse du trait, les belles inspirations du Sud italien et l'aspect très humain dans lesquels baigne un récit qui ne tient finalement que peu, selon moi, du récit policier traditionnel au rythme généralement plus rapide. "L'été sans retour", nommé pour le prix des Lycéens, est présenté par l'écrivain dans une brève séquence filmée, de manière simple et authentique, un peu scolaire, mais très rafraîchissante en regard de certaines médiatisations littéraires.

Politologue spécialiste de l’Italie, essayiste, passionné par l'Afrique, Giuseppe Santoliquido est romancier et nouvelliste. "L'été sans retour" (2021) est le premier de ses livres à connaître un succès d'ampleur. Il y dénonce une presse italienne choquante, particulièrement la télévision, qui, lors des événements d’Avetrana, chercha surtout à faire du spectacle.

Chacun(e) trouvera son interprétation de cette histoire dramatique émaillée d'interrogations, de considérations amères, radieuses aussi quelquefois, du narrateur Sandro, personnage entièrement romanesque dont le rôle est marginal dans l'affaire criminelle qui se déroule dans le village, mais dont le regard porté sur ses acteurs est essentiel, car cette famille l'avait adopté à la mort accidentelle de ses parents : "J'essaie de comprendre après tant d'années. De percer ce manque de volonté qui empêche de résister à l'appel de la haine, retournant tant de belles âmes en une horde de soldats fielleux. Par moments, je me dis que c'est inutile. Que l'Homme est une énigme, dont les desseins du cœur demeurent enveloppés par d'épais mystères."

Le carnet et les instants" propose, par Joseph Duhamel, un portrait de l'écrivain ainsi qu'une recension de "L'été sans retour". Dans cette dernière, on peut écouter un passage lu par Santoliquido. J'en retiens cette phrase qui reflète l'un des sentiments marquants que m'a laissé le roman :

"Les hommes sont indissociables de la nature qui les a vus naître 
et dont ils sont le portrait le plus fidèle, effrayante de beauté et d’âge."

Un extrait prochainement.

25 avril 2023

Lecture

Nous ne retournons jamais au même livre ni à la même page parce que, sous la lumière changeante, nous nous transformons et le livre se transforme, et nos souvenirs s'éclaircissent, deviennent obscurs et s'éclaircissent à nouveau, et nous ne savons jamais exactement ni ce que nous apprenons et oublions, ni ce que nous retenons. Ce qui est certain, c'est que la lecture, qui permet à tant de voix d'échapper au passé, les sauvegarde parfois pour un lointain avenir, où il se peut que nous en fassions un usage courageux et inattendu. [p 104]
Alberto Manguel - "Une histoire de la lecture" (Actes Sud, 1998) [traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf] 
D'après Quint Buccholz, 2006

11 avril 2023

L'or et les calepins

"On eût surpris ces personnages si respectueux des puissants du jour en les déclarant plus dangereux pour l’ordre établi que le Turc infidèle ou le paysan révolté ; avec cette absorption dans l’immédiat et dans le détail qui caractérise leur espèce, eux-mêmes ne se doutaient pas du pouvoir perturbateur de leurs sacs d’or et de leurs calepins. Et pourtant, assis à leur comptoir, regardant se dessiner à contre-jour la roide silhouette d’un chevalier cachant sous ses grands airs la crainte d’être éconduit, ou le suave profil d’un évêque désireux d’achever sans trop de frais les tours de sa cathédrale, il leur arrivait de sourire. À d’autres les bruits de cloches ou de bombardes, les chevaux fringants, les femmes nues ou drapées de brocart, à eux la matière honteuse et sublime, honnie tout haut, adorée ou couvée tout bas, pareille aux parties secrètes en ce qu’on en parle peu et qu’on y pense sans cesse, la jaune substance sans laquelle Madame Impéria ne desserrerait pas les jambes dans le lit du prince, et Monseigneur ne pourrait payer les pierreries de sa mitre, l’Or, dont le manque ou l’abondance décide si la Croix fera ou non la guerre au Croissant. Ces bailleurs de fonds se sentaient maîtres ès réalités."

Marguerite Yourcenar - "L'œuvre au noir" (1968)

Il n'y aura sans doute pas de billet ici sur ce grand roman (je viens de le relire), mais l'extrait enchaîne parfaitement avec le compte rendu précédent. Les banquiers de la Renaissance (Médicis, Fugger) gouvernaient sous main l'Europe du XVIe siècle.


10 avril 2023

Sortie d'Indochine

Difficile de dire si l'on sort plus indigné que dégoûté d'un tel livre. Éric Vuillard le conduit à son habitude avec une détermination véhémente, une rage presque, qu'il canalise en un texte cinglant et élégant.

La guerre en Indochine, d'abord française, puis américaine au Vietnam, a coûté quatre cent mille morts du côté des forces « occidentales » et trois millions six cent mille Vietnamiens, autant qu'allemands et français réunis en 14-18. Vuillard écrit un pamphlet romanesque sur le fiasco français de cet engagement militaire (1946-1954). Il n'y avait aucun colon européen où eurent lieu les combats ; derrière les furieuses batailles où des hommes moururent, se cachaient des capitaux et des chiffres d'affaires : des sociétés anonymes françaises, celles des mines d'étain de Cao Bang, des charbonnages du Tonkin, des gisements aurifères d'Hoa Binh, etc.

Lors de la défaite de Diên Biên Phu, déjà lors de la bataille de Cao Bang (cinq mille morts), la banque de l'Indochine n'était plus là : "dès le début de la guerre, la banque avait discrètement arrêté d'investir, elle s'était très vite débarrassée de ses positions indochinoises, faisant transiter ses fonds vers des cieux plus cléments." À savoir le financement des corps expéditionnaires de l'armée française, pour s'enrichir d'une guerre qu'elle fuyait. Une fois le conflit meurtrier terminé, alors que militaires et politiciens avaient mené une guerre inefficace et menti sur les chances de victoires, la banque affichait une santé insolente. 

"Il [Émile Minost, président de la banque de l'Indochine] se pencha en arrière, ferma les yeux, et soupira. Il entendait le vacarme de la circulation, sentit la voiture tourner à droite, freiner, puis repartir. Il rouvrit les yeux. Il passait la Seine, et il jeta un œil au flot gris. Ce n'étaient pas des monstres, se dit-il, c'étaient leurs fonctions qui exigeaient d'eux des sacrifices. Le holding de la banque représentait une concentration monstrueuse de pouvoir, que pouvait-on y faire ! D'un geste gracieux, il se lissa à nouveau la moustache, et le raffinement de sa personne lui sembla soudain plaider pour lui, comme un équivalent moral."

Le crépuscule de la politique coloniale française est incarné ici dans ce qui n'est pas vraiment un roman historique, mais une sorte de mise en scène de l'histoire. À côté de nombreuses figures peu reluisantes sous la plume de Vuillard, de Henri Navarre à de La Croix de Castries (couverture), en passant par John Foster Dulles, on retient deux visages : Pierre Mendès France affirmant à la tribune l'évidence de la décolonisation – "lorsque quelqu'un dit la vérité, c'est-à-dire tâtonne dans l'obscur, cela se sent" – puis Patrice Lumumba, dans un cadre différent, "une menace pour les intérêts américains [...] il y a entre son regard déterminé, sa peau noire, son insondable jeunesse et les circonstances de sa mort, une connivence insensée". 

"Une sortie honorable", texte au dualisme appuyé – les puissants et les autres –, évoque des heures peu glorieuses avec une éloquence et une froide ironie qui ébranlent.

2 avril 2023

Bisexualité

Je pensais proposer un extrait du dictionnaire Yourcenar sur l'écologisme radical (Arne Næss) que l'écrivaine, parmi les figures importantes de la littérature française du XXe siècle, fut la première à préconiser. Je penche finalement pour un sujet plus intime.

De nombreux personnages de Marguerite Yourcenar sont bisexuels, d'Alexis à Zénon. Dans ses mémoires, Marguerite prête à sa mère une amitié "qu'on ne nommait pas encore particulièreavec Jeanne de Vietinghoff [nommée Monique G. dans Souvenirs pieux]. De même, elle cite [Quoi ? L'Éternité] des propos équivoques de son père sur la possibilité d'une relation avec un beau garçon, s'il n'y avait pas dans les parages une "femme passable""Le recueil "Feux" est dédié à André Fraigneaux, "Les trente-trois noms de Dieu" au jeune Jerry Wilson ; elle les a aimés tous deux qui étaient homosexuels, l'un avant, l'autre après Grace Frick, la femme avec qui elle a vécu quarante ans.

Une mère bisexuelle par présomption, un père par virtualité : le déterminant sexuel, dans son ambivalence structurante, fonctionne comme la crypte d'un récit de soi qui, pour refuser les commodités narcissiques que la mémorialiste prête à l'autobiographie classique, ne cesse de diffuser ses propres figures d'obsession, quitte à recourir à des modalités autofictionnelles. Écrire, c'est franchir la marge qui sépare la fiction prospective de la réalité attestée, à l'image de celle qui distingue le fait vécu du fantasme éprouvé : jouer en quelque sorte la carte du bi/textuel pour énoncer celle du bisexuel. [...]. Quête impérieuse de l'impossible, sur fond mixte de volonté de puissance et de masochisme ? Fascination pour la figure de l'androgyne, chez celle qui se fait appeler Marg Yourcenar dans ses premières publications ? Culture du paradoxe, qu'elle manie comme une arme rhétorique contre les préjugés, véritable exigence de la pensée qu'elle pousserait jusque l'art d'aimer, dans son refus de toute forme de déterminisme, fût-ce par les sens ? Les raisons, si tant est qu'elles importent davantage que leurs effets, sont à chercher dans l'œuvre. Ou dans la correspondance, qui au détour d'une lettre on ne peut plus professorale, glisse en incise que la « seule liberté sexuelle totale, si liberté il y a, serait celle du bisexuel ».
Bruno Blanckeman - Dictionnaire Yourcenar (Honoré Champion, entrée Bisexualité).

Portrait de Colette, la « Reine de la
bisexualité » par Ferdinand Humbert
(vers 1896) [wikipédia]

23 mars 2023

Une pensée en éveil


Les entrées du dictionnaire Yourcenar correspondent à des notices auxquelles ont contribué 41 chercheurs et chercheuses de nationalités différentes et appartenant à plusieurs générations, souligne Bruno Blanckeman (direction et préface de l'ouvrage). 

La table des 325 entrées est consultable iciUn double système de renvois permet une lecture transversale : à la fin de chaque notice, un paragraphe indique les notions apparentées reprises dans le dictionnaire ; il en va de même pour les termes marqués d'un astérisque. Chaque notice est suivie d'une bibliographie pour consulter les œuvres concernées ou pour aller plus loin dans l'analyse.
Présentation de l'éditeur
(clic pour agrandir)

La préface précise que "les notices font le point sur l'état actuel des recherches internationales menées depuis trois décennies sur l'œuvre et la figure intellectuelle de Marguerite Yourcenar". La dimension internationale est à l'image de l'ouverture au monde chère à l’autrice. Le lecteur et la lectrice "de bonne volonté" pourront s'orienter dans le labyrinthe de l'œuvre d'une femme de lettres qui "fonde son autorité sur sa capacité à investir l'ensemble des genres littéraires dont elle hérite [...]". 

Mon cheminement dans l'ouvrage fut dicté jusqu'ici par les livres récemment lus ou en cours, par des termes qui  me sont sensibles et, inévitablement lorsqu'on ouvre un tel glossaire, par le hasard.

Les notes sur les romans "Denier du rêve" et "Le coup de grâce" m'ont remis en mémoire les particularités de ces deux textes que j'avais prisés. Entendons bien, notice ne signifie pas brièveté : pour le premier, pas moins de cinq pages denses, avec cette remarque sur la mise en relation du récit et des personnages avec le mythe (Rome) : "[elle] a dû sentir le besoin d'asseoir le roman sur un fond dont les racines pouvaient lui permettre de donner à un fait divers quotidien la dimension de l'universel". 
Les trois pages de notes sur "Le coup de grâce " soulignent ”la mise en place d’une esthétique de la cruauté et le déploiement d’une violence assez rare chez l'écrivaine” et n’oublient pas les polémiques autour du personnage Eric von Lhomond, typique d'une chevalerie guerrière de la littérature d'avant-guerre (Drieu La Rochelle, Montherlant), dont l'on a déjà évoqué ici un aspect.

En m'arrêtant au mot Alchimie, puisque j'ai entrepris de relire "L'œuvre au noir", je suis resté accroché sur un terme d'une page proche, [l']Acceptant. Il s'agit d'une notion très yourcenarienne qui "marque la volonté, dans un contexte de guerre et d'exil, non dénuée de stoïcisme, de penser la situation en termes d'épreuve, susceptible d'aguerrir la personnalité" (je ne peux m'empêcher de songer à la façon dont Cynthia Fleury invite à dépasser le ressentiment dans "Ci-gît l'amer") : "Dans le monde défiguré de l'après guerre, et à l'encontre des théories à succès de l'absurde, Marguerite Yourcenar refuse d'ériger l'idée de négation en un absolu existentiel sans pour autant hypostasier la puissance de l'action humaine. La figure de l'acceptant, recoupant celle d'Hadrien, devient en cela le modèle porteur d'une philosophie de la vie " [notice/citations de Bruno Blanckeman].

Il va de soi que, à la suite de ces propos, il fallait visiter l'entrée Libre-arbitre. Je vous épargne les détails de l'excellente note que propose May Chehab (Université de Chypre) mais ne peut que la conseiller à la réflexion des philosophes en herbe : Yourcenar oppose la fatalité extérieure et subie à une fatalité intérieure et consentie, "la véritable liberté résidant dans la nécessité intime de se définir soi-même afin d'achever sa « propre forme »", selon une expression de l'épigraphe de "L'œuvre au noir" (première partie).

Enfin, une anecdote. M’interrogeant sur le/la destinataire du poème "Vous ne saurez jamais" de Yourcenar, de concert avec "Espaces, Instants" qui le proposait, nous avons pu compléter avantageusement les informations grâce au dictionnaire à l’entrée Vietinghoff (Jeanne de) : amie de pensionnat de Fernande, la mère de l'écrivaine, Jeanne était une femme de lettres belge qui fut une sorte de figure de substitution maternelle pour Marguerite, dont la mère mourut juste après sa naissance. Elle servit de modèle à plusieurs personnages de l'œuvre. [notes de Valeria Sperti, Université de Naples Frederico II]

J'ai glané cet épais volume, ambitieux et réussi, grâce à l'opération Masse critique de Babelio que je remercie ainsi que les éditions "Honoré Champion".

L'exemplaire dont je dispose est une version semi-poche (12,2 x 19 cm - 923 pages), il existe chez l'éditeur en format plus grand et plus coûteux (15, 5 x 23,5 cm - broché).

14 mars 2023

Le marché de l'attention

"Les algorithmes ne sont que les formules mathématiques qui mettent en équation de l'intelligence élaborée à partir des milliards de données collectées par les grandes plates-formes numériques. Les 3 V nécessaires à l'exploitation des données, la vitesse, le volume et la variété, doivent se conjuguer au savoir scientifique capable de créer de l'intelligence artificielle à partir de celles-ci. Les géants de l'Internet ont fait le choix économique d'orienter la création de cette intelligence dans le but de s'emparer du temps de leurs utilisateurs pour mieux le vendre, aux publicitaires d'une part, aux services numériques d'autre part. Ce fut un choix. Il n'y avait en la matière aucune obligation technologique." (Bruno Patino) [p.66]

Le poisson rouge est incapable de fixer son attention plus de huit secondes, paraît-il, après un tour de bocal, il remet à zéro son univers mental. Selon Google, pour les "Millennials" (nés 1980-90), ce serait neuf secondes, un défi pour les créateurs d'outils informatiques chargés de capter en permanence "l'esprit d'utilisateurs qui passent à autre chose avant d'avoir commencé à faire quelque chose".


La vente de temps par la capture de l'attention des internautes s'accompagne d'une économie du doute. Celle-ci vise à donner plus de poids à des idées marginales qui fragilisent celles qui sont dans la tête des utilisateurs. Cette économie prospère grâce à trois facteurs entièrement économiques : 
  • Il est plus facile et moins coûteux de produire de la vraisemblance que de la vérité.
  • L'attractivité du doute questionne et suscite des émotions propices à la réaction plutôt qu'à la réflexion ; le bruit numérique (les like) en détermine la valeur économique.
  • L'indiscrimination des émetteurs d'informations des plates-formes : celles-ci autorisent une visibilité meilleure des contenus sponsorisés.

L'outrance, le scandaleux, l'absurde sur les réseaux n'est pas le seul fait de mauvais acteurs : il résulte du modèle d'affaires des plateformes qui "profite et développe l'addiction vis-à-vis de nos emportements". Privilégier l'émotionnel relègue l'information professionnelle au second rang. : "Il ne s'agit plus, comme dans le vieux monde analogique, de voir pour croire, mais, désormais, de croire pour voir.

L'utopie d'une civilisation de l'esprit dans le cyberespace, au profit du plus grand nombre, réseau universel égalitaire et libre qui s'autocorrigerait, est engloutie par l'économie capitaliste qui a modifié radicalement les espérances des optimistes.

Ce petit traité – un peu plus fouillé et structuré que ce billet – est implacable, mais le constat globalement inquiétant est nuancé : Bruno Patino n'invite pas à l'ascèse numérique, mais à s'amender du modèle économique des plates-formes. Un livre ultérieur de l'auteur "Tempête dans le bocal" (Grasset, 2022) garde le cap

Enfin, si vous avez lu entièrement ce billet, vous avez tenu plus de neuf secondes, bravo !

[Voir aussi "Les ingénieurs du chaos"]

9 mars 2023

La tache

"L'homme qui avait décidé de se forger une destinée historique, qui avait entrepris de faire sauter le verrou de l'histoire et qui y était parvenu, qui avait brillamment réussi à changer son lot, n'en était pas moins piégé par une histoire avec laquelle il n'avait pas compté : celle qui n'est pas encore tout à fait l'histoire, celle dont l'horloge sonne tout juste, celle qui prolifère au moment où j'écris, qui s'accroît au fil des minutes et que l'avenir saisira mieux que nous. Le nous qui est inévitable : l'instant présent, le lot commun, l'humeur du moment, l'état d'esprit du pays, l'étau historique qu'est l'époque où chacun vit. Il avait été aveuglé, en partie, par le caractère effroyablement provisoire de toute chose."

Philip Roth - "La tache" (Traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun)


Cet homme dont l'empathique voisin, l'écrivain Nathan Zuckerman, raconte les déboires, est victime d'un mélodrame de l'hypocrisie et du puritanisme au sein d'un monde universitaire du New-Jersey, à l'époque du scandale Clinton-Lewinsky (1998). Forcé de démissionner du poste de doyen pour un quiproquo navrant, Coleman Silk, d'abord révolté par la mort de son épouse suite à ces événements, finit par trouver un exutoire dans la liaison avec une femme de ménage illettrée, Faunia. Ce couple trouve la mort dans un accident de voiture provoqué. 

Par le passé, Coleman "avait décidé de se forger une destinée" par le refus de son origine raciale : Noir de peau claire, il s'était créé une identité de Blanc en reniant sa famille. De nombreux américains auraient fait cela pour échapper aux règles ségrégationnistes.

La bourde commise à l'université par le doyen Silk n'est même pas une maladresse : il a qualifié de "spooks" (fantômes) deux élèves qu'il n'avait jamais vus au cours. Or les étudiants en question sont noirs (il ne le sait pas) et le mot est aussi en vieil argot quelque chose comme "bamboula". Dans une université gangrénée par le conformisme intellectuel, le politiquement correct verse facilement dans la traque des sorcières racistes et antiféministes. L'ironie du sort rattrape celui qui a transgressé ses origines. 

Le narrateur omniscient Zuckerman/Roth ausculte le passé des protagonistes principaux, la maîtresse Faunia, femme battue, qui garde sous le lit les cendres de ses enfants morts d'un incendie, son fruste ex-compagnon Lester, violent, ancien du Vietnam, puis Delphine Roux, professeure de littérature, ennemie jurée de Coleman, des personnages à chacun desquels l’auteur accorde une épaisseur digne d'un roman distinct. Dans cette perspective, apparaissent des déterminations qui contextualisent les comportements de sorte que tout manichéisme est dépassé : chacun(e) vit un naufrage. La narration ne s'engage pas explicitement dans le jugement moral, mais le regard posé sur cette société américaine est sans clémence. La maîtrise de Philip Roth offre encore un frisson tout à la fin, où l'on craint pour la vie de Zuckerman qui a des réponses.

Mention pour les scènes effarantes où le vétéran du Vietnam, aidé par des amis d'une association d'aide, est amené à affronter la présence de serveurs asiatiques dans un restaurant chinois pour vaincre ses phobies. Mention aussi pour le subtil personnage de la professeure Delphine Roux. Par ailleurs, on note une ou deux phrases salaces qui n'apportent rien à l'œuvre, mais c’est Roth.

"La tache" est un roman aux digressions généreuses et aux personnages ineffaçables – fiction magistrale et virtuosité littéraire selon "Diacritik" – qui traduit la vitalité créative de l'écrivain Roth et la santé du roman américain en général, épargné par une intellectualisation excessive de la narration.

3 mars 2023

Réflexions sur l'histoire naturelle

 "... la plupart des textes de vulgarisation scientifique font mal la part entre l'aspect fascinant des résultats de la recherche et les méthodes qu'utilisent les scientifiques pour établir les faits de la nature. [...]. [ils] contribueraient bien plus à l'information réelle du public s'ils s'attachaient plutôt à montrer quelles méthodes les scientifiques utilisent pour aboutir à leurs fascinants résultats.(S. J. Gould) 

"Le fonctionnement de la science repose sur le caractère vérifiable des hypothèses que l'on propose. [...]. Même si une hypothèse est exacte, elle ne nous servira à rien si elle est impossible à confirmer ou à réfuter." (S. J. Gould)

(Traduit de l'américain par Dominique Teyssié avec le concours de Marcel Blanc)

[Ces passages sont tirés d'un essai sur les causes de l'extinction des dinosaures ("Le sourire du flamant rose", p.385). Gould s'attache à exposer trois causes dont deux sont invérifiables et douteuses – élévation de la température à laquelle les testicules des dinosaures ne résistèrent pas ou la consommation de plantes psychotropes entraînant des overdoses mortelles – tandis que la troisième, un astéroïde qui a heurté la terre est très plausible – présence d'iridium non volcanique d'origine extra terrestre.] 

Ce qu'exprime S. J. Gould ci-dessus apparaît en filigrane des divers essais du recueil. L'essayiste n'hésite pas à s'étendre sur des théories improbables ou dépassées (en 1985), afin d'en éclairer les faiblesses méthodologiques. Gould explique de même certaines théories anciennes, bien fondées eu égard au savoir d'une époque, mais que des découvertes ultérieures discréditèrent (il en va ainsi pour les spéculations antérieures aux avancées de la génétique). Bien qu'instructives, ces considérations historiques peuvent frustrer un lecteur en attente de notions théoriques actualisées.

Le recueil réfléchit sur les grands thèmes de l'histoire naturelle à travers une large variété de cas d'études : cannibalisme de la mante religieuse, fossiles archaïques, escargot changeant de sexe, hésitations de Darwin, enfants siamois, origine du maïs, eugénisme, rapport de Kinsey sur la sexualité, etc. Il exprime des considérations scientifiques, mais aussi humaines, morales et même politiques. 

En voici quelques enseignements déterminants relatifs à la sélection naturelle et à l'évolution :

  • Les bricolages créatifs de la nature, avec ce qu'elle a sous la main, pour la survie face aux pressions de l'environnement. (Cf. le billet sur le bec du flamant). 
  • Découlant du point précédent : Darwin, amateur éclairé de l'histoire, avait compris que celle-ci est la base de l'évolution. "Un monde parfaitement adapté à son environnement serait un monde sans histoire ; et un monde sans histoire aurait pu être créé tel que nous le connaissons", écrit Gould. [p.51]
  • La science est le domaine où on vérifie et rejette des hypothèses. Toute théorie non vérifiable n'est pas de la science (cf. début de cet article), qu'elle soit ou non une construction intellectuelle brillante. 
  • Les espèces sont les unités fondamentales de la diversité biologique, populations isolées les unes des autres, car elles ne peuvent se reproduire entre elles. Les sous-espèces sont des divisions de l'espèce qui reposent sur la décision d'un taxinomiste et occupent une portion géographique bien définie du territoire d'une espèce. Les sous-espèces se reproduisent entre elles. La race est une sous-espèce. [p.184]
  • "La taxinomie s'occupe essentiellement de mesurer les variations des séries d'individus qui représentent l'espèce à étudier." (A. C. Kinsey) [p.155]
  • Le processus principal de la sélection naturelle est la lutte pour le succès reproductif, c'est-à-dire celle de tous les organismes pour transmettre le plus grand nombre possible de leurs gènes à leur descendance. [p.40-43]
  • Le monde est complexe, les distinctions claires sont rares, les transitions de l'univers progressives, alors que l'esprit humain occidental aime ranger dans des cases séparées. Mais l'ordre n'a jamais été prévu par la théorie évolutionniste. La nature abrite des continuums qu'il est impossible de morceler en deux piles nettes de "oui" et "non". Les systèmes ambigus que nous ne parvenons pas à classer ne sont pas l'expression des limites de la connaissance, mais d'une propriété de la nature. [p.90 et 215]
  • La variation est le matériau brut du changement évolutif, l'essence (Platon) est un concept illusoire. Les espèces sont distinctes, mais n'ont pas une essence immuable. L'essentialisme tend à établir des jugements de valeur : objets proches de l'essence sont «bons», ceux qui s'en écartent "mauvais" ou irréels. L'anti-essentialisme (Gould) abandonne les jugements selon des idéaux : les hommes petits, handicapés, de couleurs ou religions différentes, sont des hommes à part entière. [p.152]
  • "L'ennemi de la science et de la connaissance n'est pas la religion, c'est l'irrationalisme" (S. J. Gould). [pp.106 et 118]
  •  De nombreuses espèces ont des millions d'années et leurs subdivisions sont marquées et profondes. Ce n'est pas le cas de l'homme, espèce jeune, dont la subdivision en races est plus jeune encore. Néanmoins, certains aïeux comme l'australopithèque (cf. illustration billet précédent) auraient pu survivre de sorte que nous côtoierions une espèce humaine nettement moins intelligente que nous. Gould conclut que l'égalité des hommes est le résultat accidentel de l'histoire. [p.189]
  • L'évolution ne se déroule pas selon des lois simples qui entraînent des résultats prévisibles. De petits écarts de températures et de précipitations, la formation de montagnes, l'extension de glaciers, la dérive des continents, l'impact d'astéroïdes, etc. sont les fantaisies de l'histoire naturelle. [p.201]
  • La surface relative d'un animal qui grandit sans changer de forme décroit inévitablement, car le volume est proportionnel au cube de sa longueur, la surface au carré seulement. Ceci détermine les capacités de réchauffement/refroidissement d'un organisme de grande taille. [p.210]
  • La théorie de l'évolution a jeté au rebut l'idée d'une chaîne continue du vivant chère à Charles White (1728-1813). L'organisation du vivant est ponctuée de trous gigantesques. Qu'y a-t-il entre les plantes et les animaux ? entre les invertébrés et les vertébrés, par exemple ? [p.264]
  • Le programme inscrit dans l'ADN interagit de manière inextricable avec des influences comportementales diverses : il est impossible de distinguer chez l'humain une composante rigide déterminée par la biologie et l'autre, variable, sujette aux influences extérieures. Le déterminisme biologique est utilisé à des fins politiques pour justifier des iniquités. [p.299]
  • En agriculture, des plants génétiquement identiques sont vulnérables aux virus, bactéries et champignons, car ces derniers détruisent toute la plantation uniforme. Dans les populations naturelles, les variations génétiques d'un individu à l'autre assurent la protection de quelques-uns contre l'agent pathogène et mettent à l'abri une partie de la récolte. L'année suivante, pousseront donc les descendants de ces survivants immunisés : une variabilité importante au sein d'une population est un mécanisme naturel de protection contre la maladie.[p.331]
  • Les hasards de l'histoire de l'évolution proclament que chaque espèce est unique et qu'il est impossible que son évolution se produise une seconde fois dans les mêmes détails. L'existence d'humanoïdes dans d'autres mondes est donc rejetée par la théorie de l'évolution. Ce qui n'exclut pas l'existence d'intelligence ailleurs sous une forme quelconque. On observe en effet que des lignées d'évolution différente convergent vers la même solution générale. [p.377]
  • "La durée de l'univers ramène notre petite histoire à l'insignifiance géologique, mais dont nous avons néanmoins le contrôle absolu." (S.J. Gould) [p.399]
  • Il y a deux manières opposées d'interpréter les modèles de l'histoire du vivant. Selon la première, la compétition entre espèces détermine des changements continus. Si l'environnement était parfaitement constant, l'évolution se poursuivrait du fait de cette lutte des organismes pour la survie. Dans la seconde position (minoritaire), si l'environnement était stable, l'évolution s'arrêterait. Aucune dynamique interne ne pousserait la vie dans le sens du «progrès». Les espèces livreraient leur bataille au climat, à la géologie et la géographie, non à leurs congénères. [p.409]

Un livre très abordable, extrêmement didactique, agrémenté de remarques récréatives. S'il date un peu – il n'est pas encore question de réchauffement climatique ni de protection de la biodiversité –, ce qu'énonce Gould contribue à une connaissance adéquate de l'histoire naturelle grâce à un propos soucieux d'informer sur la base de cas édifiants.

Au risque de ne pas retrouver la verve et l'humour de Stephen Jay Gould, je choisis maintenant de placer sur l'étagère deux livres de Patrick Tort, philosophe, historien des sciences et bon connaisseur des travaux de Darwin :

    - "Darwin et le darwinisme" ("Que sais-je ?"- 2005, 2022)
    - "L'effet Darwin - Sélection naturelle et naissance de la civilisation" ("Points Sciences" - 2008)