22 septembre 2013

Le réel et son double (1)


Admettre le réel est une faculté fragile car elle peut être suspendue à tout moment lorsque la réalité n'est pas acceptable. La reconnaissance du réel semble dès lors procéder d'une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire.

Parmi les attitudes extrêmes d'évitement de la réalité, il y a le recours au suicide ou le refoulement qui mène quelquefois à la folie. L'aveuglement à l'aide de substances toxiques équivaut à se crever les yeux comme Œdipe. Ces formes de refus restent marginales et exceptionnelles et c'est l'illusion qui représente la forme la plus courante de mise à l'écart du réel. Selon Clément Rosset, féroce, les « illusionnés », sont plus gravement atteints que les cas cliniques de schizophrénie ou de refoulement, car "on ne saurait en «remontrer» à quelqu'un qui a déjà sous les yeux ce qu'on se propose de lui faire voir".

Cet essai envisage d'illustrer le lien entre l'illusion et le double. Le thème du double dépasse largement celui du dédoublement de personnalité que l'on rencontre en littérature romantique. Il est présent dans un vaste espace culturel que l'auteur décrit à l'aide de multiples exemples tirés d'œuvres et légendes diverses. L'essai comprend trois parties selon l'objet du double étudié : l'événement, le monde, l'homme. Je propose de reprendre(1) ici l'événement et son double, je reviendrai dans un second billet sur les deux suivants.

Deux histoires pour comprendre ce qu'est l'illusion oraculaire.

1. Dans Œdipe Roi de Sophocle, un oracle prédit qu'Œdipe tuera son père et épousera sa mère. Adopté par les souverains de Corinthe, il les fuit car ayant eu connaissance de la prédiction, il ne veut pas tuer ses parents supposés. Ce qui l'amènera en chemin à tuer son véritable père et à épouser sa mère, confirmant ainsi l'oracle en voulant l'éviter.

2. Une conte arabe raconte qu'un vizir se présente tremblant de peur devant le calife de Bagdad : il a croisé dans la foule une femme au teint très pâle qui a fait un geste vers lui et il pense que la Mort l'a désigné. Il demande au calife la permission de fuir à Samarcande où il sera dès le soir. Le calife en sortant de son palais rencontre la Mort et lui demande pourquoi elle a effrayé son vizir. Elle répond qu'elle n'a pas voulu l'effrayer, mais a eu un geste de surprise en le voyant là, car elle l'attend à Samarcande le soir.  

Dans les deux cas, il y a réalisation de l'oracle d'une façon autre que celle qu'on attend. À partir de là, Clément Rosset tente de faire saisir la subtile perception de la réalité qui, avec ou sans oracle, paraît systématiquement différente de ce qui est attendu. Comme si l'événement réel qui survient était un double, limité, différent de ce qui aurait pu survenir. La formule habituelle «C'était bien cela» : implique à la fois une reconnaissance et un désaveu: "Reconnaissance du fait annoncé et désaveu du fait que l'événement ne s'est pas accompli d'une autre façon. L'unique comble l'attente en se réalisant, mais la déçoit en biffant tout autre mode de réalisation".



On retrouve l'idée de Jérôme Ferrari dans Aleph zéro qui fait l'analogie avec les possibilités du monde quantique qui se cristallisent en un seul état, ainsi l'événement qui se produit, unique et pauvre, amoindri en regard de ce qu'il aurait pu être. On remarque que toute réalité, même non annoncée par une prémonition, dénie par son existence même, tout forme de réalité autre. Tout événement implique la négation de son double.


Ainsi on arrive à dire comme Cioran que "nous avons tout perdu en naissant". Et Rosset ajoute qu'à ce compte-là "Tout événement est à la fois meurtre et prodige". Le pessimiste pourra formuler : "Je ne puis être à la fois Cioran et un autre que Cioran, même s'il m 'apparaît confusément que ce n'est que par l'effet d'un arrêt arbitraire, et somme toute assez décevant, que je suis justement Cioran, et pas un autre".

La profondeur et la vérité de la parole oraculaire est donc moins de prédire l'avenir que d'insister sur le caractère inéluctable de ce qui arrive au présent, la nécessité asphyxiante du présent.

Macbeth au théâtre des Amandiers (Nanterre)

Pour clore ce chapitre, Rosset reprend une citation de Macbeth qui, au moment de se lancer dans l'ultime combat contre son destin, clame: "La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien". Car Macbeth, comme tout homme, notamment à l'heure de la mort, s'attend à ce que A diffère un tant soit peu de A, que l'événement ne soit pas exactement ce qu'il est. La coïncidence du réel avec lui-même, le réel limpide, apparaît absurde aux yeux de celui qui mise sur la grâce d'un double. Et la réalité s'avère effectivement idiote pour reprendre Macbeth, car avant de signifier imbécile, idiot veut dire simple, particulier, unique, comme l'est en fin de compte tout fait réel.

Cette idiotie de la réalité est soulignée depuis toujours par les métaphysiciens qui répètent que le sens du réel est ailleurs, dans un monde double de celui qui est perçu. Ceci nous mène à la seconde partie, l'illusion métaphysique, que je proposerai dans le prochain billet.

Le double secret - Magritte

(1) N'ayant pas de formation de philosophe, mon aperçu utilise quelques raccourcis que désavouerait peut-être l'auteur. Le but est de rendre compte de l'idée de Rosset dans un propos court, libre à chacun/chacune d'aller plus avant s'il/elle y est sensible.

Commentaires



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED