30 décembre 2017

Solitude et vent capricieux

"Le soir, la rue était comme écroulée sous les déchets accumulés tout le jour. Une petite brise à peine sensible entraînait sur la chaussée un sac en plastique. Il tombait contre l'asphalte, venait mourir, à bout de forces, comme s'il rendait son dernier souffle, mais juste après, soudain, reprenait vie, gonflé comme une taie d'oreiller, partait çà et là, heureux de pouvoir encore jouer un peu, folâtrer. Vous avez cru que c'en était fini de moi : «Il n'est plus bon à rien » ? Non, je faisais semblant. On peut croire qu'il nous a bernés, le coquin. Pourtant, ce n'est pas lui qui jouait, c'est lui qui était le jouet, lui que les courants invisibles de l'air ne laissaient pas en paix et traînaient sans lui demander ni lui expliquer où." 

Mark Kharitonov – "Projet Solitude" (Fayard, 2010)
(traduit du russe par David Gayraud)


Les ingrédients réunis de ce roman sont potentiellement le sujet d'un très bon livre, j'en suis néanmoins sorti avec un sentiment mitigé. L'idée du double de l'écrivain dans la fiction accroche, mais la narration est parfois confuse. Des idées affleurent, tentent de s'imposer puis s'envolent comme ce sac en plastique sous la brise. Manque de liant ? Une critique féroce (lintern@ute) met la traduction en cause. 
N'en déplaise à ce commentateur, les réflexions sur les cruelles impasses, littérairement fructueuses, de la vie affective de Kafka touchent au cœur de la solitude. Soulignons encore des citations incisives pour illustrer la supposition que les gens se rencontrent pour se distraire d'eux-mêmes : "C'est la peur qui nous rend amis" (Beckett) et "La solitude c'est l'homme au carré" (Brodsky).
Kharitinov est un nom important de la littérature russe contemporaine, alors faisons le projet d'y revenir.


24 décembre 2017

Joyeux Noël



"Chaque journée est une petite vie, chaque réveil et 
chaque lever une petite naissance."
Arthur Schopenhauer
Les aphorismes sur la sagesse dans la vie (1886)

20 décembre 2017

L'Éditeur

Son discours fut aussi étrange et majestueux que lui-même. Il commença en disant que le roman du passé avait appartenu au protagoniste, au héros, au Quichotte et à Anna Karénine. Il appartenait présentement à l'auteur. Aujourd'hui, on ne parlait pas tant de personnages que d'écrivains célèbres. Mais le roman du futur franchirait une étape supplémentaire. Le monde s'était cristallisé en un labyrinthe ; la réalité était complexe, diffuse, inabordable... Qui pouvait penser que ces grandes figures qui nous accompagnaient aujourd'hui – il parlait des écrivains de l'histoire, des pantins déguisés qui s'étaient réunis derrière lui comme une cohorte de cadavres attentifs – allaient continuer à cimenter la littérature de l'avenir ? Non : le nouveau millénaire serait trop abscons, chaotique et mathématique pour la compréhension d'un seul homme. Le roman de l'avenir appartiendra à l'Éditeur. Comme ça, avec une majuscule : Éditeur. Mais ne nous leurrons pas, affirmait-il : pas à l'éditeur en tant que créateur, mais en tant qu'"organisateur". Études de marché, conception informatique, publicité... Tout cela serait le véritable roman – en fait c'était déjà le cas, dans une large mesure –, et la responsabilité de coordonner cet immense travail retomberait sur l'éditeur. La littérature reviendrait à ses lointaines origines : elle redeviendrait anonyme, "non par le travail d'une seule personne mais de plusieurs".

José Carlos Somoza - Daphné disparue (2000)



19 décembre 2017

Daphné disparue

Traduit de l'espagnol par Marianne Millon

Juan Cabo est un romancier espagnol connu (Lauréat de l'hypothétique prix Bartleby Le Plumitif) qui a perdu entièrement la mémoire dans un accident de voiture. Parmi des notes prises le soir funeste, il écrivait être tombé amoureux d'une femme inconnue. C'est le départ d'une stupéfiante investigation pour retrouver l'apparition – désir du désir –, une robe échancrée, dos nu, chignon relevé de cheveux châtains. On découvre rapidement que "Les métamorphoses" d'Ovide dont l'écrivain est un spécialiste, sous-tendent cette fiction : la belle inconnue est une Daphné insaisissable quand l'amoureux croit la tenir.

11 décembre 2017

Préjugés sur l'immigration

Le public belge francophone semble mal connaître la réalité de l'immigration : une brève vidéo  de présentation  atteste de quelques stéréotypes aisément infirmés.

L'Université de Liège propose un livre (éditions Academia) qui permet de dépasser les informations erronées sur l'immigration en répondant à 21 questions que se posent les belges. L'ouvrage présente d'abord le résultat d'une enquête d'opinion sur des sujets tels que l’impact économique de l’immigration, l’intégration, la fermeture des frontières ou le lien entre migration et criminalité. Puis les auteurs proposent des réponses sur bases de données scientifiques (vulgarisées) qui contribuent à se forger une opinion plus exacte. Ce travail a été réalisé par Jean-Michel Lafleur et Abdeslam Marfouk  : le livre est téléchargeable gratuitement (PDF)

Des clés pour comprendre (Source : La Libre Belgique)

4 décembre 2017

Impudeur et inconvenance

MOI: «Impudeur», dites-vous ?
LUI: ... je maintiens le mot.
MOI: Allons donc ! C'était juste pour dire quelque chose, non ? L'impudeur, vous le savez très bien, déteste les livres, déteste toute forme de création artistique. Il y moins d'impudeur dans l'œuvre entière de Sade que dans un banal show télévisé du samedi soir. L'impudeur, c'est la licence de dire n'importe quoi, de s'exhiber, fût-ce en costume-cravate, pour jouer au Juste Prix, à qui-perd-gagne ou à ce que vous voudrez.
    L'impudeur se fait jour là où manquent le talent, l'imagination, le culot et surtout la maîtrise de soi. L'impudeur, c'est l'idée absurde que tout le monde a quelque chose à dire. Le premier des droits de l'homme, ne le saviez-vous pas, c'est le droit de s'exhiber : "Moi, moi, encore moi...", et d'emmerder ses semblables. L'impudeur, c'est la distraction à la mode, c'est le sport le plus facile à pratiquer, car il ne demande aucune capacité physique ou intellectuelle, seulement de l'entraînement, énormément d'entraînement. 
    Moi, monsieur, je ne veux pas être impudique, j'essaie d'être inconvenant, c'est tout le contraire ! Inconvenant : vous me suivez ? Au sens propre du terme, c'est-à-dire "pas convenable" ! Une œuvre, monsieur, est toujours une chose inconvenante, inattendue, de trop, dérangeante dans cette mesure. Ce n'est pas à la mode, ça ! Rien à voir avec le goût du jour !

Pascal Lainé - Sacré Goncourt !  (Fayard, 2000)

29 novembre 2017

Bluff

"Mais une chose encore doit retenir l’attention ; c’est l’expression qu’emploie Goering, cette menace de fondre sur l’Autriche. On lui colle aussitôt des images terrifiantes. Mais il faut rembobiner le fil pour bien comprendre, il faut oublier ce que l’on croit savoir, il faut oublier la guerre, il faut se défaire des actualités de l’époque, des montages de Goebbels, de toute sa propagande. Il faut se souvenir qu’à cet instant la Blitzkrieg n’est rien. Elle n’est qu’un embouteillage de panzers. Elle n’est qu’une gigantesque panne de moteur sur les nationales autrichiennes, elle n’est rien d’autre que la fureur des hommes, un mot venu plus tard comme un coup de poker. Et ce qui étonne dans cette guerre, c’est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède jamais à l’exigence de justice, s’il ne plie jamais devant le peuple qui s’insurge, plie devant le bluff."

Éric Vuillard - L'ordre du jour


Source Sutori.com

28 novembre 2017

Sous les haillons de l'Histoire

Un parmi d'autres : Gustav Krupp (von Bohlen und Halbach), en couverture de "L'ordre du jour", n'a pas activement soutenu Hitler, ne fut membre du part nazi qu'en 1940 et a toujours été loyal envers son pays, un honorable modéré dira-t-on. Il a pourtant offert en 1933 des sommes astronomiques aux nazis. Son fils Alfred, roi du charbon et de l'acier, un des plus puissants du Marché commun, se montra moins prodigue lorsqu'il s'est agi de dédommager les rescapés juifs : chacun se contenterait de 500 dollars. Rien pour ceux qui se manifestèrent plus tard, "Les Juifs avaient coûté trop cher". 

13 novembre 2017

L'idée

– Bon. Regardons, ce sera peut-être amusant... Voyons un peu ce qu'il nous montre...
– Oh non, ne dites pas cela : pas «il»... qui «il» ? ... c'est un espace sans limites qu'aucun «il» ne peut contenir...
– Ah bon, donc «nous montre» ou plutôt «montre»... Pas à «nous» non plus, sans doute ?...
– Non, il ne faut pas de «nous»... ce sont des espaces infinis... sans contours...
– Très drôle... Donc ce faux «il» s'approche de ce faux «nous» et montre quoi ? Qu'est-ce que c'est ?... 
– Mais voyons, c'est facile à reconnaître, ça s'appelle une «idée»... 
– D'où vient-elle ? C'est vous qui l'avez fabriquée ?
– Moi ? Mais «moi» ça n'existe pas, je viens de vous le dire, il ne faut pas s'occuper de ça... Il n'y a pas de moi ici... pas de vous... Il ne faut à aucun prix se laisser distraire par ces futilités... ces mouches que cherchent à attraper les écoliers dissipés... il faut se concentrer juste là-dessus...
– Sur l'idée ?
– Oui, puisque vous tenez absolument à le nommer... Il suffit de le laisser entrer, se déployer...
–Oh nous, vous savez, quand il s'agit d'idées... Nous ces grands noms... on n'a pas été habitués à de pareilles fréquentations, on n'a pas reçu d'éducation, pas acquis les bonnes manières... nous, vous le savez, on n'a pas été préparés, cultivés... Alors nous, à quoi bon ?
– Mais voyons, il ne s'agit pas de ça... Moi non plus, si vous allez par là, je ne possède pas les instruments... quelques bribes... de vagues notions... personne aujourd'hui, c'est bien connu, ne peut se targuer d'avoir accumulé toutes les connaissances, chacun, comme on le sait, est enfermé dans son petit champ étroit... Non, oubliez comment on nomme cela, ne cherchez pas à savoir d'où cela vient, il suffit de se laisser pénétrer, de le laisser se déposer... un germe qui peut pousser sur n'importe quel terrain tant il a de vitalité, de force... Si vous le laissez s'implanter, cela va croître, se couvrir de bourgeons, de feuillages, étendre ses ramifications... Ne trouvez-vous pas que déjà autour de nous l'air est plus vif, comme purifié... ces détritus, cette pourriture nauséabonde que vous avez essayé maladroitement d'enfermer, d'isoler, de signaler avec votre «disent les imbéciles», vous voyez comme maintenant elle est détruite, cette fois pour de bon, rien n'en subsiste...

11 novembre 2017

Présent

Le vrai bonheur serait de se souvenir du présent
Jules Renard ("Journal", 1891)



En épigraphe de "Les eaux troubles du mojito" (Philippe Delerm).

9 novembre 2017

La temporalité chez Faulkner 2


Le temps affectif

On a vu dans la première partie de la synthèse que Faulkner casse le temps et brouille les morceaux du récit. Dans un roman normal, il y a un récit avec un nœud, l'assassinat du père Karamazov chez Dostoïevski par exemple. Dans la critique littéraire sur "Le Bruit et la Fureur["Situations I", juillet 1939], Sartre écrit que dans ce roman, où Faulkner va au bout de son art, "rien n'advient, l'histoire ne se déroule pas : on la découvre sous chaque mot, comme une présence encombrante et obscène". Il ne s'agit pas d'un simple exercice de virtuosité, une technique renvoie à la métaphysique du romancier et il appartient au critique de la dégager. 

4 novembre 2017

Sur le chemin des contes

La vallée des lacs : Gérardmer, Longemer, Retournemer. Nous y retournions en septembre et le temps ne serait pas beau, frais et pluvieux. Nous ne le savions pas encore lorsque sur un marché aux livres près de Liège, je découvrais ce vieux recueil de contes : il agrémenterait notre séjour et mettrait un baume sur les contretemps atmosphériques.


S'il se peut que la fée maline Polybotte guida mes yeux pour dénicher le livre, ce fut alors la même qui nous farça à l'arrivée dans le pays géromois par un violent orage qui paralysa la circulation automobile: mieux vaut se garer quand ces forces-là se déchaînent. Une fois au gîte, à l'abri et au sec, j'eus un frisson réjoui en sortant le bouquin de mon sac, songeant que ces conjectures pussent  être vraies : imprimé en 1951, le livre a exactement mon âge, concomitance frappante.

3 novembre 2017

Certaines villes

Certaines villes, comme des boîtes enveloppées de papier sous les arbres de Noël, dissimulent des présents inattendus, des délices secrètes. Certaines villes resteront toujours des paquets cadeaux recelant des énigmes qui ne seront jamais résolues ni même entretenues par les touristes en vacances, ou même par les plus curieux, les plus persistants des visiteurs. Pour connaître de telles villes, pour les déballer, en vérité, il faut y être né. Venise est ainsi. Après octobre, quand les vents de l'Adriatique ont balayé le dernier touriste Américain et même le dernier Allemand, les ont emportés au loin et ont expédié à leur suite, par les airs, leurs bagages, une autre Venise se découvre : une clique d'élégants Vénitiens, ducs fragiles arborant des gilets brodés, sveltes comtesses suspendues aux bras de neveux longs et pâles ; créations jamesiennes, romantiques à la D'Annunzio, qui ne songeraient jamais à sortir des ombres mauves de leurs palais par une journée d'été quand déferlent les étrangers, émergent pour nourrir les pigeons et flâner sous les arcades de la Piazza San Marco, s'aventurent pour aller prendre le thé dans les salons de Danieli (le Gritti étant fermé jusqu'au printemps), et, plus distrayant, pour siffler des martinis et mastiquer des croque-monsieur dans la confortable intimité du Harry's American Bar, tout récemment encore abreuvoir exclusif des hordes bruyantes venues d'au-delà des Alpes et des mers. [Traduction de l'anglais par Henri Robillot]

Truman Capote - Musique pour caméléons (Jardins cachés" )

Venise - Canaletto (1731-1732)

30 octobre 2017

La temporalité chez Faulkner 1

Commençons par remonter au livre qui est à l'origine de cet intérêt pour William Faulkner, l'essai de Pierre Bergounioux "Jusqu'à Faulkner" (chroniques 1 et 2, octobre 2012) qui met déjà le temps sur le tapis. Il y est expliqué que la littérature éprouve des difficultés à dire la réalité du moment vécu parce qu'elle se réalise en décalage, à distance temporelle, dans un endroit très différent de l'action, c'est-à-dire devant la page blanche. L'écrit dirait donc moins la réalité que l'idée que l'on s'en fait quand on n'y est plus impliqué (ou ne l'a jamais été). La thèse de Bergounioux est qu'il a fallu attendre Faulkner (1929) pour que le récit «accomplisse» cette impossibilité de la littérature à donner l'instant vécu (le monologue de Benjy, ses ressentis bruts, dans "Le bruit et la fureur" est sont un exemple) .

Des romans tels que "Le bruit et la fureur", "Tandis que j'agonise" ou "Sanctuaire", et dans une moindre mesure "Lumière d'août", [pour ceux que j'ai lus] adoptent une technique narrative qui privilégie certes des éclairs de présent, mais cassent et brouillent la chronologie, s'évertuent à contourner certains moments cruciaux du récit, pressentis et révélés après leur réalisation par des indices épars. Le lecteur dérouté s'interroge sur la perception du temps dans l'art de Faulkner. Essayons d'élucider cela avec le concours de commentateurs de l'œuvre.


26 octobre 2017

Retour au jardin d'enfants

Traduction de l'anglais par Henri Robillot

Après le très prometteur "Petit déjeuner chez Tiffany" (1958) et le captivant "De sang-froid" (1965) qui lui valut renommée et argent, la carrière littéraire de Truman Capote peut sembler s'éteindre dans l'alcool et la dépression. Ce serait faire peu de cas des résolutions que l'auteur manifeste dans sa préface de "Musique pour caméléons" (1979) et des qualités de ce recueil.

15 octobre 2017

Trace

Au début des "Souvenirs pieux", Marguerite Yourcenar raconte (pp 33-34, édition Blanche Gallimard) les complications qui surviennent à sa mère durant les jours après la naissance. Elle a retrouvé un bristol sur lequel son père nota l'évolution des températures de Fernande: son contenu est méticuleusement rapporté dans le texte. Précieux carton griffonné, venu de la nuit des temps, si réel qu'il nous saisit : le 11 juin, la bonne ne se souvenait-elle pas des chiffres ? le 12 au soir c'est inquiétant, le 15 un mieux et on oublie le pouls, le 16 fièvre importante dès le matin, le lecteur s'inquiète des chiffres suivants et saute à la suite de la narration.


Où l'auteure écrit brutalement : "Fernand mourut dans la soirée du 18, d'une fièvre puerpérale accompagnée de péritonite", ajoutant que les chiffres du 13 n'ont pas été repris par Monsieur de C., par superstition peut-être.

Cette lumineuse insertion dans le texte est féconde, elle offre au lecteur d'imaginer, presque matériellement, la tonalité de ces heures de juin 1903, les répits, les souffrances de la malade de plus en plus confuse, l'entourage affairé et silencieux ; tout près Marguerite dans un berceau et le chien Trier qu'on a sans doute chassé de la descente de lit. Et sur un meuble ou dans un tiroir, ce bristol ("portant accouplées presque dérisoirement les armoiries des deux familles"), ponctuation régulière d'une agonie, miraculeusement répercutée par-delà le siècle aux yeux d'un lecteur anonyme.

10 octobre 2017

Généalogie

J'avais traversé Fernande[1]; je m'étais quelquefois nourrie de sa substance, mais je n'avais de ces faits qu'un savoir aussi froid qu'une vérité de manuel ; sa tombe ne m'attendrissait pas plus que celle d'une inconnue dont on m'eût par hasard et brièvement raconté la fin. Encore plus difficile était d'imaginer que cet Arthur de C. de M. et sa femme, Mathilde T., sur lesquelles j'étais moins renseignée que sur Baudelaire et sur la mère de Don Juan d'Autriche, eussent pu porter en eux certains de ces éléments dont je suis faite. Et pourtant, par-delà ce monsieur et cette dame enfermés dans leur XIXè siècle s'étageaient des milliers d'ascendants remontant jusqu'à la préhistoire, puis, perdant figure humaine, jusqu'à l'origine même de la vie sur la terre. La moitié de l'amalgame dont je consiste était là.

Marguerite Yourcenar - Souvenirs pieux ("Le labyrinthe du monde")


[1] Fernande est la mère de Marguerite, morte des suites de l'accouchement.

9 octobre 2017

Souvenirs pieux

"Souvenirs pieux" (1974) est le premier volume de la trilogie autobiographique de Marguerite Yourcenar "Le labyrinthe du Monde" ; il explore la lignée maternelle. Le second tome "Archives du Nord" (1977) part de la nuit des temps pour aboutir, à travers la lignée paternelle, à cet "enfant qui a environ six semaines". Enfin "Quoi ? L'Éternité" est inachevé, s'arrête en 1918 et a été publié un an après la mort de Marguerite en 1987.
MY par De Grendel Bernhard en 1982 à Bailleul

22 septembre 2017

Aller à la mer

Comme toute patrie, celle-ci secrète ses exclusions.
Au Wallon que je suis, Quick et Flupke avaient tôt ouvert les portes d'une civilisation mystérieuse. Cette civilisation vivait en deux aires. L'une était urbaine, et je sentais confusément qu'elle me resterait d'un accès malaisé (j'ai su plus tard que cette difficulté avait pour nom Bruxelles). L'autre était faite d'espaces jaunes et bleus. Et celle-là, je savais qu'elle m'appartenait aussi d'emblée. Pourtant, je n'en avais pas pris possession ; je n'avais pas encore été sacré par la pelle et le seau, qui sont le sceptre et le sceau de ce royaume-là. C'était la Côte, notre Côte. Et je savais que je resterais exclu du nous tant que ce sacrement ne serait pas descendu sur moi. Oh, j'allais bien, moi aussi, à la mer ! Mais ça ne valait pas. Cette Frise lointaine, où m'emmenaient des parents sans doute écolos avant le mot, avait beau avoir des plages grises bordées de dunes, être peuplée des mêmes mouettes, ça comptait pour du poivre. Il y manquait les pavés sarreguemines de la digue, les cerfs-volants, les chars à voile, les haut-parleurs et les cordons de «villas Monique» qui faisaient d'une mer La Mer.
Car aller «à la mer», sans autre déterminatif, ce n'était pas aller vers des improbables méditerranées, ni vers la mer qui cesse un peu d'être du Nord quand elle est de France ou de Hollande. Non, aller à la mer, c'est se poser sur cette terre bien peu maritime, de sable et de coquillages, qui était toute la Belgique. Aller à la mer, c'était vivre son pays.

Jean-Marie Klinkenberg - Petites mythologies belges



20 septembre 2017

Culture belge

Les Impressions nouvelles, 171 pages

Carrousels, flonflons, brocantes et parcours d'artistes ne sont pas les seuls atouts des fêtes de quartier, comme en témoigne celle de Cointe (juin), sur les hauteurs de la cité ardente, dont les organisateurs ont eu l'idée de convier Jean-Marie Klinkenberg à un entretien convivial dans la crypte de l'église (dénommée à tort «basilique»). Le sémiologue proposait quelques ouvrages à dédicacer (aux couleurs du drapeau et au pinceau, s'il vous plaît) parmi les plus connus du grand public, telles les mythologies belges et liégeoises ou encore un précis d'histoire sociale de la littérature belge (Espace Nord), en collaboration avec Benoît Denis

16 septembre 2017

Traduire

Le traducteur est méconnu ; il est assis à la dernière place ; il ne vit pour ainsi dire que d'aumônes ; il accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés ; "servir" est sa devise, et il ne demande rien pour lui-même, mettant toute sa gloire à être fidèle aux maîtres qu'il s'est choisis, fidèle jusqu'à l'anéantissement de sa propre personnalité intellectuelle. L'ignorer, lui refuser toute considération, ne le nommer, la plupart du temps, que pour l'accuser, bien souvent sans preuves, d'avoir trahi celui qu'il a voulu interpréter, le dédaigner même lorsque son ouvrage nous satisfait, c'est mépriser les qualités les plus précieuses et les vertus les plus rares : l'abnégation, la patience, la charité même, et l'honnêteté scrupuleuse, l'intelligence, la finesse, des connaissances étendues, une mémoire riche et prompte, - vertus et qualités dont quelques-unes peuvent manquer chez les meilleurs esprits, mais qui ne se trouvent jamais réunies dans la médiocrité. Il nous faut donc respecter, et même honorer publiquement, en la personne de l'habile et consciencieux traducteur, ces traces des perfections que nous adorons dans ce que nous concevons de plus élevé ; il nous faut donc louer, en même temps que son nom et ses mérites, les puissances du monde intelligible par lui glorieusement, et modestement, manifestées dans le monde sensible.

Valéry Larbaud, 1957 - "Sous l'invocation de Saint-Jérôme"


Le travail dans l'ombre du traducteur, de la traductrice, est justement (et un peu pompeusement) honoré par Larbaud dans un encart du hors-série du magazine "Le 1" (aoūt 2017).
Malgré toute la sympathie éprouvée pour le format insolite de ce journal (évitez-le dans le métro aux heures de pointe), on peut douter de l'intérêt d'avoir scindé ce passage sur une seule feuille pliée en seize, dont la lecture exige une gymnastique pénible pour en trouver la bonne séquence.

14 septembre 2017

Bonnard... et Marthe par Goffette

Que l'ombre la garde [Marthe] encore un peu dans son rêve qui flotte et la berce comme une eau, Pierre dans sa cuisine prépare le café. Il aime ce moment où le jour se décide à sauter la barre de la nuit, si près du silence qu'on entendrait son souffle en se penchant à la fenêtre. Il aime cette attente et ce geste de verser l'eau bouillante, tandis que l'eau du temps coule sur les toits où seuls encore, tels des cris de coqs, percent les cous rouges des cheminées. Le café passe lentement, noir comme un coup de poing : la nuit est morte.

Guy Goffette - Elle, par bonheur, et toujours nue



Hommage de Guy Goffette à celle qui fut l'épouse et pratiquement l'unique modèle de Pierre Bonnard. Marthe continue à susciter des questions à propos du mensonge qu'elle fit à Pierre, sur sa famille, sur son âge. Le récent livre (Stock, 2016) de Françoise Cloarec aide peut-être à les élucider ?


2 septembre 2017

Robes fougères

Les genêts ployaient sous mon poids, des feuilles fraîches se trouvaient arrachées, je lâchais la chevelure des longues herbes déjà blondes, je filais entre les cuisses luisantes des châtaigniers : enlacement à la forêt qui était le fait de jambes alors vigoureuses et d'un souple zigzag entre les perches. Trop tard. Même courant je ne la rattrapais pas, et pourtant j'essayais par vitesse et surprises d'une trajectoire qui évitait les arbres de capturer son image avant que des flaques, des écorces, des miroirs en plumes, elle s'effaçât définitivement. Elle aimait la forêt, au contraire de sa mère, et cela son père l'avait toujours su, même s'il refusait qu'elle s'abîmât les doigts, ou la robe, dans la terre noire. Dès que se trouvait autour d'une eau de pluie un peu de vase, j'y cherchais les empreintes, griffes du renard, sabots étroits des chevreuils, et jamais je ne trouvais parmi eux comme je l'aurais aimé son petit talon ferme. Je me précipitais vers ce qui semblait être la forêt ancienne, plus humide et à cause de cela moins furetée. Arbres tombés, lianes et arbustes serrés ralentissaient ma course, mais derrière les rideaux de lierre ou clématite ou chèvrefeuille ce pouvait toujours être elle la couleur claire, le bord de sa robe au moment où elle se cachait, et non les ailes de ramiers en couple qui, dur claquement, remontaient les rayons obliques du soleil, fuyaient vers les trouées dans feuillage. Essoufflé je posais les lèvres sur l'écorce des gaules balancées tout en haut, j'en sentais la vibration. J'écartais des robes fougères vertes pour, un instant, voir briller du ruisseau le regard. Agenouillé entre les jeunes jambes de la forêt – elle ne cesse de s'élancer neuve – je remontais aux fourches toucher la mousse obscure, humer son odeur de terre, de sève, de naissance, quand les doigts s'accrochent et les bouches, que le souffle est celui des bêtes et des plantes, que les orteils griffent la boue... J'étais seul. La mort l'avait, frêle gibier à robe blanche, chassée jusqu'à la fièvre, au halètement, au délire, et rapidement l'avait tuée.

Jean-Loup Trassard - Lunes grises ("Nous sommes le sang de cette génisse")



Dans "Lunes grises", le narrateur évoque avec une admirable inspiration, le souvenir de la fille d'un charbonnier des forêts, morte jeune de maladie.

1 septembre 2017

Le lien à la terre

"Blé moulu, beurre, laitages caillés, pommes juteuses, farine des châtaignes, légumes emplis de sève, jaune couchant des œufs pris au nid, miel brun salive sucrée des trèfles et tilleuls... je sais, et sens avec plaisir, que la terre me constitue autant qu'elle constitue les arbres qui enfoncent leurs racines autour de la chambre où je suis né et les bêtes avec qui, sur les branches et jusqu'au fond des terriers, je partage cette parenté.
(J-L Trassard)



Ce livre me suit depuis le mois d'avril, assez longtemps pour mériter la phrase de Proust qui entend qu'un livre est une amitié. J'y suis retourné régulièrement comme on retourne à la campagne, une chère campagne, pas celle des fermes connectées et batteries de poulets, mais les champs et villages d'une vie rurale encore entraperçue dans mon enfance et que les livres de Jean-Loup Trassard racontent merveilleusement. Une Mayenne rurale qui disparaît et qui vaut pour nos campagnes, du sud de la Belgique ou d'ailleurs, qui s'en vont pareillement. Non non, ne ramenons pas le lourd bateau «c'était mieux avant» mais – et je l'écrivais ici en février 2016 à propos d'un autre livre de l'auteur – nous laissons quelque chose de bien derrière nous, qui ne reviendra pas.   

15 août 2017

Ciel et nuages

"Sans cesse, quand de nouveau un de ces nuages se présentait hésitant dans son champ de vison, il avait d'abord le sentiment de le reconnaître. Chaque nuage lui donnait pour commencer un sentiment de déjà-vu. Il s'efforçait de le suivre des yeux le plus longtemps possible et peu à peu la certitude de l'avoir déjà aperçu, la veille, un autre jour, longtemps avant peut-être, s'érodait, se dissipait. Jamais un nuage n'était vraiment le même qu'un nuage vu la veille, ou une minute auparavant. Et de plus, ils ne restaient jamais semblables à ce qu'ils avaient été à leur naissance, c'est-à-dire à leur naissance à son regard. Même quand ils ne se fondaient pas dans un autre nuage plus vaste, plus décidé, plus impérieux, ils devenaient insensiblement autres, au point qu'au moment où il cessait de les apercevoir dans le lointain, il finissait par douter de les avoir vraiment suivis; car il n'était jamais certain de ne pas avoir laissé, en un instant de distraction, son regard passer sur un autre nuage, entièrement différent du premier."


Étude de cumulus - John Constable (1822)

Vrai bijou, petit livre "dans la tradition des livres de prose de Jacques Roubaud. [...] ...où apparaît la vie entière de Mr Goodman, sorte d'alter ego romanesque de l'auteur" (quatrième de couverture). Les nuages passent, "ciel "éternellement changeant", de l'enfance à l'âge mûr et l'œuvre de John Constable ranime un pan de vie occulté. 
Lire le billet sur "à sauts et gambades" ( 2010).

11 août 2017

Les clients du Barnum


J'ai découvert Jean-Pierre Cescosse grâce à un bel article qu'il a consacré à Simone Weil dans La Semaine Littéraire n°1171 (avril 217). Se savoir "infiniment éloigné de la foi de Weil" ne l'empêche pas d'en percevoir "la puissance et l'authenticité", possibilité humaine à laquelle il n'a pas accès. Au bout du portrait de l'élève d'Alain Chartier, Cescosse s'interroge : "Comment aurait-elle perçu la paix glaciale et sournoise du Grand Marché à Zombies et Pègre Algorithmique où nous nous trouvons, elle qui vécut sous le signe de ce que Tocqueville ("De la démocratie en Amérique") a superbement nommé «le trouble de penser et la peine de vivre» ?" 

9 août 2017

Exercice pour le soir

Arrête-toi. Au lieu de haleter de seconde en seconde
Comme un torrent de roc en roc dévalant sans vertu,
Respire
Plus lentement et sans bouger, les pieds croisés, les mains jointes,
Regarde, comme si c'était le monde tout entier,
Un objet, menu et domestique, par exemple 
Cette tasse

Néglige sa courbure, ce bord ondulé, des dessins bleus.
Ne considère que l'intérieur, cette cavité blanche, cette surface
Lisse
L'eau n'est lisse ainsi que les soirs de grand calme
Après une journée qui rassemble et retient son bonheur
Au centre du silence où s'arrête son souffle.

Peux-tu nommer un jour, une heure, sans reflets d'hier,
Sans impatience de demain, où ton âme fut ainsi
Lisse ?
N'écoute pas ton cœur, ne compte pas ton pouls, ne songe pas
Au temps qui vers la mort te traverse, mais seulement
En arrêtant ton souffle regarde cette pure et seule qualité
De lisse.

Si maintenant tu apprenais à fixer ton regard, ta pensée
Ton âme sans ciller sur quelques centimètres carrés de
Lisse,
Peut-être alors, sans fuir le monde, sans éviter les femmes,
Sans changer d'état, de pays, de nourriture,
Pourrais-tu espérer un jour commencer à comprendre
Le monde entier.
...


P-A Renoir (1900)
Texte repris dans "Le 1", hebdomadaire au format inhabituel. Journal d'idées pour lecteurs pressés, il existe depuis plus de trois ans, mêle l'imaginaire et le rationnel, propose un seul thème par numéro. Le hors-série (Été 2017) Comment débrancher? (en vacances) est consacré au lâche-prise.


24 juillet 2017

Résister

Il nous arrive souvent, à nous qui sommes revenus et qui racontons notre histoire, que l'interlocuteur nous dise : «Moi, à ta place, je n'aurais pas résisté un seul jour.» Cette affirmation n'a pas de sens rigoureux : on n'est jamais à la place d'un autre. Chaque individu est un sujet tellement complexe qu'il est vain d'en prévoir le comportement, davantage encore dans des situations d'exception, et il n'est même pas possible de prévoir son propre comportement.

En épigraphe de "Aurais-je été résistant ou bourreau ? " de Pierre Bayard. 

Musée de l'Holocauste à Washington
Getty Images/Linda Davidson/The Washington Post/Contributeur